Échelles du Levant

Les échelles du Levant sont les ports et les villes de l'Empire ottoman, localisés au Proche-Orient ou en Afrique du Nord, pour lesquels le sultan avait renoncé à certaines de ses prérogatives, surtout en matière juridique, en faveur de négociants français. Ceux-ci dépendaient alors directement du roi de France qui leur octroyait des privilèges. Ces échanges entre les deux puissances ont été enregistrés dans des actes spécifiques, sous le nom de Capitulations, dont les premières ont été signées entre François Ier et Soliman le Magnifique en 1536.

Le terme échelle vient du turc iskele, mot qui sert à désigner les espèces de jetées sur pilotis construites avec quelques marches, et d'où on embarquait et débarquait les marchandises^[1].

Les relations commerciales entre la France et les échelles permirent à la ville de Marseille de connaître une grande prospérité à partir de la seconde moitié du XVI^e siècle. Cette activité commerciale a décliné jusqu'à s'interrompre avec la Révolution et coïncida avec la mainmise de l'Angleterre sur le commerce au Proche-Orient.

Contexte historique

Les capitulations au temps de François Ier (1515-1547)

Les premières Capitulations sont signées entre François Ier et Soliman le Magnifique en 1536. Cette entente commerciale, qui ne correspond pas à une alliance militaire entre La Porte (symbole du pouvoir ottoman) et la France, prévoit^[2] :

• la mise en liberté réciproque de l'ensemble des prisonniers,
• la reconnaissance par le roi de France de la prééminence du sultan sur la péninsule anatolienne,
• des démonstrations amicales entre navires à la mer,
• et en particulier, la création de consulats français dans certains ports tels que Constantinople.

Les capitulations seront renouvelées en 1569 entre Charles IX et Selim II. Leur importance est immense dans la mesure où elles autorisent les Français à commercer en terre d'Islam. Seuls les Vénitiens bénéficiaient de tels privilèges. Les Anglais, les Hollandais puis les Génois durent respectivement attendre 1599, 1612 et 1665 pour jouir de droits semblables.

Le nombre des échelles est important mais les principales villes sont les suivantes^[3] :

• En Méditerranée orientale, on compte Constantinople, Smyrne, Échelle Neuve (côte d'Anatolie), Alep (et son port Alexandrette), Seyde, Tripoli de Syrie, les îles de Chypre, Chios, Tinos, Paros, Naxos.
• En Méditerranée méridionale, se trouvent Le Caire, Alexandrie et Rosette.
• En Méditerranée occidentale, il y a Tripoli de Barbarie, Tunis, le Bastion de France (fondé par un Marseillais d'origine corse) et Alger.

La guerre entre la Sérénissime (Venise) et La Porte (Constantinople) élimina la concurrence commerciale de Venise. Cette situation a permis à Marseille de prendre un essor économique prépondérant et d'asseoir sa domination sur le commerce méditerranéen. Les relations cordiales entre les deux puissances française et ottomane permettent de sécuriser les relations d'affaires, ce dont profitent les marchands de Lyon (importante place financière au XVI^e siècle), d'Avignon et évidemment, de Marseille.

Néanmoins, l'intensification des échanges provoque aussi l'essor de la piraterie. Les convois commerciaux se trouvent de plus en plus exposés aux risques d'attaques de pirates barbaresques ou de corsaires. Le commerce vers le Levant connaît alors un net déclin qui est accentué par les guerres de religion en France (soulèvement de Marseille contre Henri de Navarre).

La relance des relations avec les échelles sous Henri IV (1589-1610)

Après l'achèvement de la conquête de son trône, Henri IV se préoccupe de restaurer les relations commerciales vers le Levant.

A cette fin, il envoie à Constantinople l'ambassadeur François Savary de Brèves. Il obtient de Mehmed III (1595-1603) la signature de nouvelles Capitulations (1597). Celles-ci confirment les privilèges anciens et en accordent de nouveaux^[4]. Le changement de souverain turc en 1603, conduit le nouveau sultan Ahmet Ier à formuler une nouvelle reconnaissance en 1604^[3].

Marseille retrouve sa prospérité mais cette période est caractérisée par un contrôle plus lâche de la monarchie sur les échelles. La Chambre de commerce de Marseille assure l'administration des échelles. Même si les consuls sont toujours désignés par lettres patentes royales (elles en font des agents royaux), dans la pratique, ils jouissent d'une grande autonomie, à l'image de la vision des taxes que la monarchie leur concède. En particulier, ils se livrent à toute sorte de trafics si bien que la distinction entre marchand et consul devient floue.

La centralisation de l'administration sous Louis XIV (1643-1715)

Dans la seconde moitié du XVII^e siècle, Colbert puis les secrétaires d'État de la marine Seignelay et Pontchartrain vont donner aux échelles des lois dites principales. Celles-ci induisent une partition géographique entre les échelles de Barbarie (Alger, Tunis, Tripoli de Barbarie) et les échelles de Levant stricto sensu (Constantinople, Smyrne, Alexandrie... ).

Les échelles du Levant sont par conséquent dirigées par le secrétariat d'Etat à la marine. Les liens entre la Cour et Constantinople sont assurés par un ambassadeur, payé 16.000 livres par an. Ce dernier doit veiller à la protection du commerce français et arbitrer les conflits entre consuls et marchands.

Pontchartrain interdit aux consuls de se livrer au négoce. Leur mission consiste à protéger les Français installés dans les pays du Levant mais aussi les communautés religieuses établies (Franciscains, Carmes, Capucins ou Jésuites). Leur ôtant ainsi tout moyen de subsistances (ils percevaient jusque là des droits de consulats), le secrétaire d'Etat de la marine leur accorde des appointements fixes, que doit payer la Chambre de commerce de Marseille. Celle-ci reçoit alors le privilège du droit de tonnelage (taxe levée sur l'ensemble des navires entrant à Marseille ou dans les ports des échelles).

Même si la Chambre de commerce de Marseille garde une grande liberté dans la gestion des affaires courantes et commerciales, elle est de plus en plus surveillée par le pouvoir central. En effet, l'intendant de Provence, qui est inspecteur du commerce depuis 1687, a le droit de présider la Chambre^[5].

Une prospérité fragile au XVIII^e siècle

Le commerce à destination des échelles se développe remarquablement au cours du XVIII^e siècle puisque les négociants français évincent les Anglais et les Hollandais de la région. Les échanges avec le monde ottoman sont beaucoup bénéficiaires au moins pour les années 1700-1775. Après la perte du Canada lors du traité de Paris (1763) , Versailles considère même que le commerce méditerranéen pourrait devenir un substitut lucratif. Pour accroître ses profits et accéder à des produits stratégiques (comme le blé), la France tente d'obtenir l'accès à la mer Noire mais en vain.

Malgré ces succès, la situation se ternit progressivement. Il y a à cela des raisons politiques propres à l'empire turc mais également commerciales^[6].

En matière politique, le pouvoir central ottoman a de plus en plus de difficultés à se faire obéir sur les marges du territoire, si bien que certains administrateurs locaux deviennent beaucoup autonomes. Ce fut surtout le cas à Acre ou en Égypte. Certains chefs locaux vont poser de grandes difficultés aux négociants en strict d'eux des prêts forcés. Il est vrai que dans d'autres villes, la situation reste calme (Smyrne).

L'échelle de Constantinople était peu appréciée des marchands, mais cette fois-ci pour des raisons propres aux Français. En effet, Constantinople était le lieu de résidence de l'ambassadeur qui faisait aussi fonction de consul. Par conséquent, il exerçait un contrôle sans faille sur les marchands, ce qu'ils n'appréciaient guère.

Enfin, des difficultés d'ordre économique ont aussi affecté les résultats du commerce vers le Levant. Le XVIII^e siècle se définit par un essor du commerce vers le Levant, mais en même temps il semble particulièrement sensible aux aléas de la conjoncture, par conséquent fragile. Dans les années 1770, survient une crise dans le commerce des draps du Languedoc et du coton (l'arrivée des cotons américains dans les circuits d'échanges mondiaux perturbe le marché méditerranéen). Cela provoque quelques faillites chez les financiers marseillais et des phénomènes de méventes de coton dans les échelles qui, quasiment toutes, commercialisent ce produit.

L'ordonnance du 9 décembre 1776 entreprend une réforme d'organisation des échelles, en créant une hiérarchie (consulats généraux, consulats, vice-consulats). Mais en particulier, l'ordonnance est accompagnée de trois édits qui révèlent la fragilité du commerce levantin :

• l'un correspond à une banqueroute. L'ensemble des dettes des échelles sont effacées.
• le second, pour éviter qu'une situation identique ne se reproduise, interdit aux négociants de faire des emprunts.
• le troisième crée un impôt unique sur le commerce en Levant.

Parallèlement, le secrétaire d'État à la Marine Antoine de Sartine envoie le baron de Tott faire une tournée d'inspection. A son retour, est publiée l'ordonnance du 3 mars 1781 qui instaure la liberté de commerce : dorénavant, les navires étrangers pourront commercer entre la France et les échelles sans payer la taxe de 20%. Les négociants marseillais s'alarment, et obtiennent gain de cause en 1785.

La désorganisation des relations commerciales au cours de la Révolution et l'Empire

Dans ce contexte, les troubles révolutionnaires vont ruiner les relations commerciales entre France et pays du Levant.

Les chambres de commerce sont supprimées au mois de septembre 1791. La vile de Marseille crée un bureau "provisoire du commerce" qui subsiste jusqu'en 1793, date à laquelle les relations commerciales sont complètement déstabilisées par les guerres en cours. Le gouvernement révolutionnaire rattache les consuls au ministère des Affaires étrangères^[7].

Sur place, les consuls sont privés d'instructions pendant plusieurs mois. Les autorités ottomanes en tirent profit : les négociants sont soumis à des pressions, surtout sous forme d'escroqueries. L'influence commerciale française est complètement ruinée après la destruction de la flotte à Aboukir (août 1798) et la rupture de la paix d'Amiens en 1803 ne permet pas d'envisager un retournement de situation puisque l'ensemble des bâtiments français en état de naviguer sont réquisitionnés.

La Restauration ne permet pas aux Français de retrouver la vitalité commerciale qui était la leur au Levant. Ils ont été supplantés par les Britanniques qui imposent alors leur contrôle sur la région du Proche-Orient.

Activités commerciales

Les produits échangés

Les échanges entre la France et le Levant sont particulièrement déséquilibrés. La France exporte peu et importe une grande diversité de produits. Chaque échelle possède sa propre spécificité commerciale.

Produits importés du Levant

Les ports levantins sont principalement des ports de transit entre l'Asie et l'Europe. Aussi, les Européens s'intéressent-ils, selon les époques, aux marchandises précieuses tels que les épices (poivre, sucre... ), la soie de Perse, au café du Yémen, etc. ^[8].

Cependant, les productions locales sont aussi exportées vers l'Europe : cendres de cali, huile d'olive (ingrédient qui entre dans la composition du savon de Marseille), noix de galle et autres plantes tinctoriales, peaux, laine de chèvre d'Angora et de Berbazar, blé et en particulier coton.

Mais, la diffusion à grande échelle du coton produit en Amérique, a génèré des situations de crise. Les Français cessent progressivement de s'approvisionner en Levant, provoquant des méventes énormes à l'origine de tensions avec les autorités locales.

Produits exportés vers le Levant

Les Français exportaient en Levant des draps, surtout ceux du Languedoc, du tissu, du papier, de la quincaillerie du Forez.

Tableau récapitulatif

Chaque échelle possède sa propre spécificité commerciale. Le tableau suivant permet d'en avoir une vue récapitulative :

	Constantinople	Smyrne	Alexandrie	Afrique du Nord
Exportations	laines • peaux • cire	laines (chèvres d'Angora et de Berbazar) • soie • mousselines • coton • toiles • tapis • pierres précieuses	soie • coton • café • peaux • ivoire • épices	cuirs • laine • blé • corail
Importations	draps • tissus • papiers • quincaillerie	draps • argent (monnaie)	draps • corail • argent (monnaie)	draps • argent (monnaie)

Détails :

• Les échelles les plus dynamiques sont Smyrne et Alexandrie.
• Alexandrie est le port le plus fréquenté par les Marseillais. Les négociants les plus riches de Marseille sont ceux qui trafiquent avec l'Egypte.
• Le commerce du corail est contrôlé par les Corses installés à Marseille. Le monopole de la pêche au corail est concédé à Tomasino Lenche par Henri II (1551). Il fonde en 1552 le Bastion de France près de Bône. La compagnie passe aux mains d'un parent des Lenche, Sanson Nappollon (1628-1633) ^[9].

Valeur et volume des échanges

Le volume des échanges n'était pas énorme. En effet, la France exportait peu de produits vers le Levant. Ainsi, à Marseille, le Levant n'occupe que 15% des navires et représente 18% du tonnage. La faiblesse de ces volumes n'est pas étonnante : la France exporte peu d'une part, et la forte valeur des produits importés implique en conséquence que les quantités acquises sont faibles. Ce déséquilibre des échanges était décrit dès le XVII^e siècle par Jacques Savary dans son Parfait négociant (1675).

En revanche, en termes de valeur, ce commerce est particulièrement important. Toujours à Marseille, il représente à lui-seul 45, 5% des revenus commerciaux de la ville. Le négoce entre le Midi de la France et les échelles du Levant représentait "317 millions de francs-or entre 1783 et 1792"^[10].

Références

Annexes

Bibliographie

• Braudel (Fernand), La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, 3 vol., A. Colin, 1966, tome III : Les événements, la politique et les hommes, réed. 1990
• Faivre d'Arcier (Amaury), Les oubliés de la liberté. Négociants, consuls et missionnaires français au Levant au cours de la Révolution (1784-1798) , Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2007
• Faivre d'Arcier (Amaury), Les échelles du Levant sous la Révolution française, Lille, A. N. R. T., Université de Lille, 1991
• Goffman (Daniel), Izmir and the Levantine world, 1550-1650", Seattle (Wash. ), Washington University Press, 1990
• Masson (Paul), Histoire du commerce français dans le Levant au XVIII^e siècle, Paris, 1911
• Sid Ahmed (Abdelkader), Les flux d'échanges en Méditerranée : données, fondements historiques et perspectives, Aix-en-Provence, Edisud, 1996
• Van Dijk (Willibord-Christian), Des Français en Orient : exploitation des informations recueillies par le R. P. Van Dijk dans les archives des Pères capucins, Paris, Fontenay-aux-Roses, É. Pech, 1990
• Vergé-Franceschi (Michel, dir. ), Guerre et commerce en Méditerranée : IX^e-XX^e siècles, Paris, Veyrier, 1991
• Sulaymān, ʿAbd al-Ḥāmid Ḥāmid (???????? ???????? ?? ????? ????????), Al-mawānīʾ al-miṣriyyat fī al-ʿaṣr al-ʿutmānī : dawruhā al-siyāsī wa-nuẓumuhā al-idāriyyat wa-al-māliyyat wa-al-iqtiṣādiyyat (???????????? / ????? ??? ?????? ???? ??????????? ??????? ?????? ????????? ?????????), Al-Hayʾat al-miṣriyyat al-ʿāmmat li-l-kitāb, 1995, (???????] : ?????? ??????? ?????? ??????, 1995) ; trad.  : Les ports égyptiens à la période des Ottomans et leurs rôles politques. Organisation administrative et financière, Office public égyptien du livre, 1995.

Liens externes

• Sur le commerce en Méditerranée au XVIII^e siècle :
  Xavier LABAT-SAINT-VINCENT, Malte et le commerce maritime au XVIII^e siècle Si le lien ne fonctionne pas, il faut se rendre sur le site www. clio. fr puis cliquer sur la rubrique "articles" et effectuer une recherche par auteur : Labat Saint-Vincent (Xavier).
• Sur les esclaves musulmans en Méditerranée au XVIII^e siècle :
  • Xavier LABAT-SAINT-VINCENT, Achats et rachats d'esclaves musulmans par les consuls de France en Méditerranée au xviiie siècle
• Sur la suppression des Capitulations égyptiennes au XX^e siècle :
  • Philippe CHEVRANT-BRETON, Thèse d'histoire contemporaine, Ecole des Chartes, 2000

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